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28 XII 2015

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Impressions de guerre d'une paetite fille heureuse

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La maison du Morvan

Impressions de guerre

Égalité des chances

Doryphores et pommes de terre

Les inondations

Égalité des chances

Deux petits jumeaux se roulent dans la poussière de la rue. Ils ne craignent rien, aucune voiture ne passe jamais sur cette placette près de la ligne de chemin de fer. Ils sont assis, et ensemble, jouent au triangle. Vous connaissez le triangle ? On pose une poignée de billes dans un triangle tracé à la craie sur la chaussée. Chaque enfant placé à une distance donnée vise avec sa bille et essaie de faire sortir les autres billes du triangle. Toutes les billes sorties sont à toi. C'est simple et très amusant.

Les deux jeunes enfants jouent de tout leur cœur. Ils sont si heureux, les jumeaux, qu'ils rient aux éclats. De loin, tu ne sais pas qui est Claudie, qui est André, dit Dédé. Ils ont les mêmes yeux gris-clair, les mêmes cheveux blonds cendrés, les mêmes bouclettes qui encadrent leur visage rond et resplendissant de vie et de bonheur. Ils sont habillés du même polo et leur culotte courte est identique.

Seulement voilà, ils ne sont pas réellement jumeaux. L'inconvénient en ces temps de guerre, ce sont les ancêtres.

André, dit Dédé, a une chance qu'il est incapable de soupçonner Ces ancêtres, sont de bienheureux " cul-terreux ". Des ancêtres qui, à la fin du seizième siècle, ont mangé " la poule au pot " chère à notre Henri IV national. André ne sait pas qu'il est protégé par tout un arbre généalogique.

Claudie, son inséparable copain, lui, est menacé par une triste lignée qui pèse lourd sur ses petites épaules de gosse de quatre ans. Lui, non plus, n'a pas conscience que des vieux os dispersés à travers le monde peuvent nuire à un si charmant bambin.

Dédé Michel, ne craint rien, il pourra continuer à jouer jusqu'à la fin de cette stupide guerre. Claudie Tradousky, est menacé. Ah ! Si seulement il y avait quelques vieux crucifix ornés d'un rameau de buis, pendus dans sa maison, comme il y en a dans toutes les maisons de France, quelle protection il aurait ce bel enfant innocent.

On n'a pas idée de s'appeler Tradousky et d'avoir des Grands-Parents maternels qui osent se nommer Gordon en ces temps d'occupation et de milice française plus coriace et plus sûrement féroce que les Allemands.

Egalité des chances entre Dédé et Claudie ? Aucune.

Pour de la malchance, nos amis Gordon, ils en ont. D'origine russe, ils se sont sauvés à la Révolution de 1917 et sont venus s'installer en France, terre d'accueil et de douceur de vivre comme chacun le sait. Ils ont eu quatre enfants très espacés. Les deux aînés sont mariés depuis longtemps. Vient ensuite une jeune femme, la maman de Claudie. Enfin est venu sur le tard un petit dernier, Yvon, guère plus vieux que son neveu Claudie. Yvon, un tonton ? Cela nous amuse beaucoup de voir un tonton si jeune et qui joue aux billes ! Chez nous les oncles et tantes sont des grandes personnes, pas des enfants. Ils sont charmants les Parents Gordon. Maman aime cette vieille dame si douce si gentille et qui parle un français un peu zézayant. Elle appelle Maman : Eh ! Eh ! Madameu-Missel !

Elle a peur, une peur panique, car elle est parfaitement consciente de ce qui se trame. Un jour elle a fait porter une énorme malle dans notre salle à manger. Maman a posé dessus un lourd tapis, genre tapisserie indienne et nous nous asseyons dessus avec un air innocent.

Egalité des chances entre Dédé et Claudie ? Aucune.

Bientôt les enfants et les petits-enfants Gordon partent en zone libre. La fille Gordon, la Maman de Claudie, supplie ses Parents de partir avec eux. Les Parents refusent et attendent leur sort en courbant le dos. Ils partiront donc tous, emmenant avec eux leur petit frère, Yvon.

Personne dans le quartier ne sait où ils sont partis, pas même les Parents Gordon. Et puis, un jour sinistre, les Parents âgés et découragés se laisseront embarquer sans résistance, lassés de cette vie stupide. Une image atroce qui reste dans ma tête de petite fille : une vieille dame, petite, douce et un peu ronde, qui sort de chez elle pour la dernière fois, son fichu à fleurs sur la tête, son mari serré contre elle semble vouloir la protéger. Cela se passera sans brutalité apparente, mais une fois les franges du foulard disparues au coin de la rue il ne restera rien de nos doux amis.

La malle est restée dans notre salle à manger quelque temps encore. Un matin, alors qu'il faisait à peine jour, deux hommes inconnus sont venus la réclamer. Maman a d'abord nier avoir quoi que ce soit appartenant aux voisins. A cette époque tu te faisais " embarquer " pour bien moins que cela. Les hommes ont parfaitement compris. Ils ont donné des explications irréfutables, prouvant qu'ils venaient de la part des enfants Gordon. Maman a rendu la malle en pleurant. Devant ces inconnus, elle n'arrêtait pas de répéter " J'espérais tant rendre moi-même cette malle à mes amis "... Et moi j'aurais tellement voulu savoir ce qu'elle contenait...

Longtemps après la guerre, la famille Gordon réapparaîtra, opulente, sûre d'elle, habillée avec ostentation, un certain mépris dans le regard pour tous ces gens modestes qui vivaient paisiblement dans le quartier où leurs Parents avaient vécu.

Petit Claudie n'était plus le jumeau d'André. C'était un homme fort, volontaire, qui allait réussir dans la vie. Son nom même avait changé : C'était maintenant un monsieur Tradou. L'argent l'avait transformé et il ignora ses anciens amis.

André, devenu un mince jeune homme, rêvait aux jeunes filles qu'il approchait. Il allait au cinéma avec sa sœur. Il portait une cravate à rayures assortie à son costume bleu-pétrole, et de jolis gants de peau. Il gagna bien sa vie. Il avait de nombreux copains, gentils, gais, sincères. C'était un vrai plaisir que de les voir arriver à la maison. Nos Parents avaient toujours une assiette pour l'ami qui venait... De vrais amis, sur qui tu peux compter...

Et si j'entends encore quelqu'un parler devant moi de l'égalité des chances, je l'étrangle...

Montpellier, le 27 Février 1995

Claudette Prévot
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