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28 XII 2015

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Enfance à Villemomble

Lapin

L'ascenseur

Orthographe

Initiations mathématiques

Encore une injustice : l'ardoise

Étrange vision

La grève des Instituteurs

Le rat

Rouzic, le chat

La tornade

Les trains

Un joyeux Noël

Un train peut en cacher un autre

Vous vous souvenez de Villemomble, la petite ville à treize kilomètres à l'est de Paris, la petite ville paisible où il ne se passe jamais rien. Dans ce quartier entre l'ancien et le nouveau cimetière, peuvent jouer sans problème tous les enfants. Loin du bruit, la maman d'Arlette, dite Lélette promène son gros bébé dans un landau. Le monsieur qui boîte fait sa petite promenade quotidienne. Les deux petits vieux qui viennent d'acheter le terrain en friche à l'angle de la rue et du chemin empierré, entassent dans un coin tous les détritus que les voisins ont jetés par-dessus le grillage rouillé pendant des années. Quelques gamins sont à plat-ventre au milieu de la place, ils regardent les premiers albums de bande dessinée américaine. D'autres, assis en tailleur, jouent au couteau. Cela consiste à poser la pointe du couteau sur chacune des phalanges de la main gauche ; puis d'un geste rapide de la main droite, à faire pirouetter le couteau qui doit alors se planter bien droit dans le sol. Une autre équipe joue au triangle et des cris retentissent : " Sale tricheur t'as avancé ton pied, rends-moi mes billes ! " Et une poursuite, suivie de croche-pieds et de " bûches ", clôt l'affaire. Les filles sautent à la corde, jouent à la marelle ou promènent leurs poupées.

Peu sympathiques, les deux " mémères " promènent leurs affreux roquets. Avec l'herbe qui pousse partout, elles ont l'audace de laisser leurs horribles bestioles faire leurs besoins sur le trottoir si bien ratissé et désherbé par Maman. Parfois, mon frère et moi, nous nous perchons sur le mur et passons notre bout du nez par-dessus la grille. Alors, elles traversent et les chiens vont salir le trottoir d'en face.

Il fait beau, les chaises et les pliants sont sorties dans les jardins. Maman prépare une tarte aux abricots fraîchement cueillis. Si nous sommes sages et si nous donnons un coup de main pour tout sortir, nous dînerons au jardin ce soir. Bref ! C'est le calme plat... Situé à la sortie de la ville, notre petit coin de campagne nous apporte joie et tranquillité.

Les garçons en ont assez d'être assis. Ils se mettent à courir dans tous les sens et nous bousculent, nous les petites filles sages. Nous piaillons et, abandonnant poupées, craies et cordes, nous sommes prêtes au combat. Je crêpe le chignon à mon petit frère Dédé, et je tire de toutes mes forces sur ses bouclettes. Hélas ! Dans ce quartier nous sommes en minorité et nous succombons. Mais c'est " pour de rire ", un simple jeu ; ils nous ont montré qu'ils étaient les plus forts et ils sont contents. Quelques cris faussement hostiles fusent encore. Avec énergie, ils scandent " Ah ! Hou ! les quilleus ! Ah ! Hou ! Les quilleus ! " ( une quille est le surnom méprisant pour dire une fille ). Et chacun repart jouer dans son coin.

Les garçons décident de faire une bonne partie de foot. Pas de problème, ils ont tous un ballon. Chacun se précipite chez lui, heureux, afin de ramener ce précieux objet entre tous, le ballon. C'est une explosion de joie ! Et on joue, et on court, ce ne sont que rires et bousculades. " A toi la passe ! " braille Pierrot. " Penalty, penalty ! " s'égosillent les jumeaux. " Corner! J'ai dit corner ! " hurle Gérard dit Gégé. Moi je n'y comprends rien à ces mots-là, mais je constate qu'ils s'amusent rudement bien. Va falloir que j'apprenne à jouer au foot au lieu de les regarder. Nous les filles, nous leur avons laissé la grande place, mais ces imbéciles de garçons n'en font jamais qu'à leur tête. Ils vont jouer dans les rues avoisinantes. Évidemment ce qui est prévu arrive. Un premier ballon saute dans le jardin du boulanger qui dort profondément en cette fin d'après-midi. Pas question d'aller réveiller l'homme endormi, et pas question de sauter le grillage sous peine de se faire croquer tout vif par le chien-berger allemand qui aboie férocement en se jetant sur la palissade. On prend un second ballon et la partie continue.

Celui-ci suit le chemin du premier et atterri chez des gens acariâtres qui collectionnent nos ballons. Inutile de sonner chez eux, ils nous ne le rendront pas. Un troisième ballon entre en action, mais celui-là ne fait pas long feu. Au premier shoot le ballon décrit un magnifique arc de cercle et va se percher dans l'un des acacias géants qui bordent la voie ferrée. En espérant un bon coup de vent qui le rejettera à terre, ce ballon est encore perdu pour nous. Dédé a un chouette de ballon, mais aujourd'hui il est trop mou et Papa est parti travailler avec la pompe à vélo. Décidément les garçons n'ont pas de chance.

Alors l'un d'entre eux a une idée. Dans la petite rue qui prolonge la passerelle, en descendant un peu sur la gauche, habite un super copain. Lui, a un vrai ballon de foot. On n'a pas vu Coco Colombo de la journée, peut-être est-il malade ? Toute la petite équipe se précipite chez lui et sonne énergiquement. Toujours vêtue de noir, ronde et forte, comme toutes les mamans italiennes de mon quartier, la mère de Coco descend en se déhanchant les trois marches de son perron et vient à notre rencontre. " Non, Coco n'est pas malade, mais il a fait de très grosses bêtises. Il faut qu'il réfléchisse. Je l'ai enfermé à double tour dans sa chambre. Et j'ai même tiré le verrou à l'extérieur au cas où il aurait chipé une clef. " Nous avons droit à tous les détails, sauf que madame Colombo ne dit pas pourquoi Coco est enfermé. Elle va chercher le ballon et les garçons, excités de joie à l'idée de jouer avec un vrai ballon de foot, remercient et repartent en courant.

Maintenant les garçons ont compris, ils restent sur la place et une partie exceptionnelle s'engage. Pensez ! Un vrai ballon de foot, le rêve de chacun. A Noël, peut-être ? pense Gérard. Pour le Certif ? se dit Pierrot. ( Certificat d'Etudes Primaires que l'on passe à quatorze ans ).

En attendant d'en posséder un, chacun met toute son énergie à taper dans ce formidable ballon de football.

Soudain, apparaît hirsute, ses petites bouclettes brunes au ras de la tête, le super copain Coco, dans une tenue assez cocasse. La partie s'arrête instantanément. Il est entouré, fêté, car ce grand garçon de douze-treize ans, terrible et capricieux à la maison, a un caractère en or avec sa bande d'amis. Sa famille ne comporte que des femmes. Le père est décédé il y a longtemps. Il a trois sœurs aînées, beaucoup plus âgées que lui, dont certaines sont mariées. C'est le seul garçon. Il est pourri, gâté. Il y en a toujours une pour le soutenir contre les autres quand il fait des bêtises.

Aujourd'hui, Simone n'a pu supporter que son petit frère reste cloîtré dans sa chambre par un temps pareil. Elle a tiré le verrou, et le garnement puni par sa mère s'est furtivement éclipsé dans la rue. Les explosives retrouvailles terminées, on se fait la partie du siècle, une partie inoubliable.

Un coup de pied malencontreux, à ras du sol, envoie le ballon sur l'herbe du trottoir. Le ballon file et glisse sur le remblai de la voie ferrée, descend la pente, accélère et tombe dans le profond caniveau qui borde la voie. Dédé se faufile entre les arbres et les arbustes, tous plus piquants les uns que les autres. L'herbe grasse rend pénible la remontée. Il réapparaît, égratigné. L'aspect déguenillé de sa culotte courte d'été et de sa chemisette va lui valoir une bonne apostrophe à l'heure du dîner. Mais le ballon est là, et c'est le principal. La partie reprend avec plus d'enthousiasme et de vigueur qu'auparavant. Insensiblement, les joueurs se déplacent vers la petite rue étroite qui borde la voie ferrée. Bientôt ils abandonnent totalement la place, et se rapprochent de la passerelle qui mène chez Coco. Le sombre et profond tunnel situé à quelques mètres de ce petit pont résonne au passage des trains de marchandises. La fumée envahit quelques instants la rue puis se dissipe et les garçons peuvent de nouveau reprendre leur jeu.

A plusieurs reprises, le ballon saute sur le remblai, mais jamais bien loin. Les garçons têtus ne reviennent pas sur la place. Ils restent coincés dans cette rue étroite, entre la rangée de maisons et le chemin de fer.

Comme c'est amusant finalement d'aller chercher ce ballon ! Vite on invente un nouveau jeu ! La petite passerelle repose sur deux solides piliers en béton. Chaque pilier est encadré de deux pentes également en béton qui lui assure une parfaite stabilité. Le nouveau jeu consiste à laisser glisser le ballon le long de la pente puis d'aller le récupérer. Mais les garçons se lassent vite. On abandonne carrément le ballon. Toute la joyeuse équipe s'installe donc sur la passerelle et contemple le spectacle. Chacun à tour de rôle se laisse glisser. Soit accroupi sur les pieds, soit sur le postérieur si l'on ne craint pas une bonne volée pour avoir râpé sa culotte. L'atterrissage est rude. Gégé arrive debout les deux pieds dans la gadoue du caniveau. Dédé se retrouve dans les broussailles à gauche de la passerelle. Pierrot avec ses grandes jambes veut rester debout et bascule lui aussi dans les épineux. Coco réussit une descente parfaite. Bref, on va s'améliorer et une seconde descente s'organise. L'honneur revient à Coco qui prend la tête du deuxième tour. Les garçons remontent un à un, de plus en plus sales, de plus en plus loqueteux, des vrais chiffonniers. Une immense gaieté les habite, ce ne sont qu'éclats de rire et cris de joie.

Et soudain tout se fige, tout devient ahurissement et cauchemar. En bas, assis sur le ballast, Coco s'excite. On ne comprend pas très bien ce qu'il dit, on constate seulement son agitation. Mais, pour l'époque, Coco est un petit dur, un caïd, un gosse infernal comme dit sa mère. Là-haut sur le pont, les copains le regardent et ne bougent pas. Soudain, un énorme ronflement, un sifflement aigu s'enfle et s'enfle encore. Lancée à toute allure dans cette courbe qui précède la ligne droite, une locomotive jaillit du tunnel et passe en trombe. Des dizaines de wagons de marchandises défilent sous les yeux exorbités des enfants impuissants. Coco n'a pas bougé, il est resté sur place. Le pied coincé dans le fil qui relie deux tronçons de rail consécutifs, il n'a pu se dégager à temps. Sans souci des arbres et des ronces, les enfants dévalent la pente pour porter secours à leur copain. A ce moment là, Coco parvient à se redresser, étend sa deuxième jambe en travers de la voie pour tenter de se dégager. Il va réussir, quand un hurlement de terreur paralyse ses amis sur le remblai. Ils ne sont pas encore parvenus en bas de la pente, ils n'ont pas le temps d'intervenir. Un fracas épouvantable retentit. Sur la même voie, roulant exactement dans le même sens, un autre train surgit du tunnel, crachant des étincelles, enfumant enfants, ballast, voies ferrées, passerelle, noyant cette apocalypse dans une obscurité momentanée. Quand le nuage se dissipe, les enfants se glissent atterrés près de leur pauvre petit chef. Un pied a disparu. Il a sans doute eu une deuxième jambe, mais il y a si longtemps. Maintenant on ne reconnaît plus rien... de la bouillie, des flots de sang... Les enfants essaient en vain de remonter Coco. Certains vont chercher du secours chez les voisins, juste de l'autre côté de la passerelle. D'autres vont prévenir Madame Colombo. Les voisins téléphonent à Police-Secours. Tous les adultes arrivent en même temps sur les lieux du drame. L'adolescent est dirigé sur l'hôpital le plus proche. Il est conscient et lucide. Il déclare à sa mère que, puisqu'il n'a plus de jambes, il gagnera sa vie en jouant du violon. Et c'est vrai que Coco a des dons pour la musique, tous ses professeurs le reconnaissent. Et Coco continue à réfléchir, et à essayer de consoler son entourage.

La maman de Gérard voit arriver des enfants, verts, ahuris, hagards, aux vêtements couverts de sang. Elle les fait rentrer dans son garage, court chercher à boire, et les oblige à avaler le plus de liquide possible avant d'écouter le récit haché des garçons qui parlent en même temps. Elle saisit quelques mots dans ce flot de paroles, ponctué de gestes. Cela lui suffit, elle a compris. Avec beaucoup de gentillesse et de tact, Madame Pilley essaie de calmer et de rassurer les enfants, de leur faire reprendre surface dans le naufrage total où ils s'enfoncent. Comment faire comprendre à ces galopins cet événement qui n'a aucun sens... Leur seul but jusqu'à présent c'était de jouer éperdument, de faire une foule de bêtises et donc de recevoir quelques taloches, de se disputer avec leurs meilleurs copains, de bien travailler à l'école ou d'en faire le moins possible selon les tempéraments, bref la vraie vie quoi ! S'apercevoir brusquement qu'il existe autre chose, autre chose de sordide, d'angoissant, les terrifie. Réaliser que Coco, leur chef intrépide, insolent, effronté, bagarreur, ne craignant rien ni personne, va sans aucun doute disparaître à jamais, les pétrifie. Ils refusent la réalité, ils disent non et rejettent tout en bloc.

André rentre à la maison, l'air égaré. Il lui faudra beaucoup de temps et de silence pour arriver à exposer d'une façon cohérente ce qui s'est passé.

Deux longs jours passent sans aucune nouvelle. Une voisine vient nous prévenir que Coco, malgré de nombreuses transfusions pour combler les énormes pertes de sang, n'a pu être sauvé. Tout le quartier est atterré.

Le quartier, c'est un peu comme une grande famille. On se réjouit et on a de la peine tous ensemble. Les baptêmes, les communions, les mariages, les enterrements font partie de la vie commune. Les habitants sont de nationalités et de religions différentes. Il y a eu une grande réjouissance pour la circoncision du petit Gordon. La sobre et digne cérémonie protestante dans le jardin du boulanger pour l'enterrement de sa femme nous a tous réunis. Quelques personnes ont déménagé, mais l'esprit de cette petite communauté est resté le même et les nouveaux venus ont adopté nos habitudes. Les habitants ont en commun d'être des gens simples, travailleurs, qui ont les mêmes problèmes, les mêmes soucis. Immédiatement après l'annonce du décès de Coco, deux femmes abandonnant instantanément leurs activités ménagères, sont parties un crayon et une feuille de papier à la main, faire la quête chez tous les voisins. Pas de discours inutile, chacun se montre généreux, et jamais un habitant n'a refusé de donner. La somme recueillie est énorme. Maman, qui a une magnifique écriture, est toujours chargée de faire l'enveloppe. Aujourd'hui pour honorer Coco Colombo, elle a sorti la bouteille d'encre de chine et écrit en ronde : Pour nos amis, dont nous partageons la douleur. La somme est tellement importante que, d'un commun accord, les femmes ont décidé de ne pas commander de fleurs et de donner la totalité de la quête à la famille. Pour la remise de l'enveloppe, les copains de Coco accompagnent les dames. Madame Colombo descend lourdement les trois marches de son perron et vient à la rencontre de ces tristes visiteurs. La rencontre de ces femmes et de ces gamins avec la Maman du jeune disparu est hallucinante. C'est un moment insoutenable qui dure une éternité, personne et surtout pas les gamins n'ose rompre cette déchirante communion. Enfin, maladroitement, l'enveloppe change de mains. " Y'a tout, vous ferez ce que vous voudrez ! " Et tout le monde s'enfuit. La Maman remonte son allée. Les voisines retrouvent la parole. Les garçons avancent somnambules et muets, d'autant qu'ils viennent de passer deux fois devant les lieux du drame.

Ce matin tout le quartier se dirige vers la chapelle. L'abbé Senart, énergique, a convoqué en hâte les Petits Chanteurs à la Croix de Bois de la Paroisse. La chapelle ne peut accueillir tout le monde. Des bouquets de fleurs blanches continuent de s'amonceler à l'extérieur. Cette foule énorme suit la messe dans la cours du patronage.

Pourtant il manque quelqu'un. Il manque Simone, la sœur au cœur tendre, celle qui a délivré Coco, celle qui ne voulait pas que le turbulent petit frère reste enfermé un si beau jour... Le médecin l'a mise sous calmant et en ce moment elle dort profondément veillée par son fiancé.

A quelques temps de là, la S.N.C.F. fautive, a fait arracher tous les acacias et les sureaux géants, tous les buissons d'épineux. Elle a laissé une terre nue et dévastée. Ensuite elle a fait poser des pieux et un grillage de chaque côté de la voie, depuis la passerelle jusqu'au grand pont. Il a fallu cette tragédie pour qu'elle daigne clore un terrain lui appartenant. Il est bien temps ! Cela ne nous rendra pas Coco Colombo, le joyeux farceur du quartier.

Montpellier, le 20 avril 1995

Claudette Prévot
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