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28 XII 2015

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Enfance à Villemomble

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Étrange vision

La grève des Instituteurs

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La tornade

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Un joyeux Noël

La grève des Instituteurs

La grève des enseignants était rare en 1945-46. Il ne manquait pas de personnel, les classes n'étaient pas surchargées comme elles le seront dix ans plus tard. J'ignore quelles étaient les revendications de ce jour-là. Bref, c'était rudement bien pour tous les gamins lâchés dans la nature.

La petite ville que nous habitions alors était un vrai paradis pour les enfants. Située seulement à treize kilomètres à l'est de Paris, elle avait les avantages d'être près de la capitale, et d'être aussi paisible que la belle campagne briarde toute proche. Cette ville de banlieue avait la particularité d'être pavillonnaire. Tous les fonctionnaires, de la fonction publique, des P.T.T., de la S.N.C.F., y avaient leur petit pied-à-terre, qui devenait résidence, une fois la retraite venue. Pas une cheminée d'usine, pas une fumée malodorante. La seule industrie était Bébéconfort, calme et sympathique, en grimpant la côte d'Avron.

Notre domaine, à nous les enfants habitant entre le vieux cimetière et le nouveau, c'était " le Champ aux vaches ". Un délice, un morceau de campagne posé là exprès pour nous. Imaginez une colline très raide, très pentue, recouverte d'une bonne herbe grasse. Sous cette colline, les anciennes carrières de gypse transformées en champignonnières. Là aussi il y aura des aventures à vivre.

Mais aujourd'hui, les instituteurs font grève. Dans sa jeunesse, Maman a été employée de mairie. Elle a cessé de travailler pour élever ses enfants. Maintenant que nous sommes grands, elle peut travailler de nouveau sans se faire de souci, croit-elle. Papa, agent S.N.C.F., est de matinée. A nous la belle vie !

Il fait beau. Tous les gamins du quartier sont dehors. Et en avant pour " le Champ aux vaches ! "..." Ce Champ aux vaches " est un domaine privé. Il appartient à une énorme et redoutable fermière, madame D. (son nom est hollandais et je ne sais pas l'écrire). Nous allons chercher le lait chez elle. Même en prenant le raccourci, le long du chemin du vieux cimetière, il faut un bon quart d'heure pour grimper la Côte d'Avron. Nous secouons nos boîtes à lait en aluminium, en laissant le couvercle pendre au bout de sa chaîne pour faire plus de bruit. Cette femme est " une vraie teigne ". En arrivant à la ferme nous savons si Madame D. est de bonne humeur. Les couvercles ont retrouvé leur position, et nous nous montrons très respectueux. Si Madame D. est mal lunée, c'est la tempête, elle verse le lait très haut avec la mesure à manche. Maman n'est pas contente parce que " cette femme profite des enfants pour ne pas donner la bonne quantité de lait ".

Entre la fermière et nous c'est la guerre. Nous, les gosses, on se venge, de toutes les façons possibles. D'abord, on nargue ses horribles molosses. Voici la technique : on s'approche le plus possible de ces fauves enragés, on leur fait des grimaces, on remue, on gesticule, on piétine devant eux, à bonne distance bien sûr. Les chiens aboient férocement en se lançant au bout de leur chaîne. La fermière crie " Laissez les chiens tranquilles où je les lâche ! ". L'effet est instantané, nous redevenons des " anges du bon dieu ".

Ensuite, nous sommes les " squatters " inconditionnels et sans réserve du " Champ aux vaches ". Les vaches quant à elles broutent toujours sur le sommet de la colline et descendent parfois sur le contrefort en pente douce. Elles ne viennent jamais sur " notre " butte. La seule vache qui s'est égarée là, a glissé du surplomb, a emporté le poteau, et s'est retrouvée dans la petite rue, les deux pattes avant fracassées. Il a fallu l'abattre.

Bon ! J'étais partie pour vous raconter la journée où les Instituteurs ont fait grève juste après la guerre.

Donc, nous sommes libres, une sorte de jeudi supplémentaire, sans adultes pour nous dire quoi faire et comment le faire. Notre dynamique bande, dont Dédé mon petit frère, et Gérard notre inséparable voisin, s'aplatit, passe sous le grillage et nous voilà au pays des Aventures... Nous avons un matériel important caché sous les arbrisseaux : de grands cartons, des planches, de la cire à faire briller les parquets, du savon, des clous, un marteau. " Faut que ça glisse ! Et faut réparer quand ça casse ! Parce qu'on ne va quand même pas glisser de là-haut sur nos postérieurs ! ".

Nous passons une matinée idyllique. Idyllique et fatigante cette matinée, car nous mettons nettement plus de temps à nous hisser au sommet de notre butte qu'à la redescendre assis sur notre luge improvisée.

L'après-midi s'annonce bien. Il fait doux mais pas trop chaud ; un temps idéal pour un remonte-pente. Et nous voilà partis, à tour de rôle sur notre fond de caisse en bois, bien ciré, bien savonné : une explosion de joie et d'intense bonheur nous saisis, nous sommes les champions de la glisse...

Gérard se poste le premier en haut de la pente, s'installe à plat ventre, et donnant une petite secousse avec ses pieds, dévale à toute allure le raidillon. Arrivé à l'extrémité du champ, il donne une inflexion à sa planche, ce qui le fait virer sur sa gauche sur le replat herbeux. Youpi ! C'est gagné !

A mon tour, maintenant ! Je suis une fille, et je trouve plus convenable de bien tirer ma jupe et de m'asseoir dessus. Et hop ! C'est parti ! Les garçons comptent les secondes. Mon temps est moins bon que celui de Gérard. Je ne suis pas contente et je fais la moue. " Tu vas voir, tout à l'heure j'aurai ma revanche ! ".

Je tends la planche à Dédé. Il remonte allègrement l'essoufflant chemin creux. Il doit gagner, il doit défendre l'honneur de la famille contre ce petit prétentieux de voisin ! D'ailleurs ce n'est pas pour rien que Maman appelle Gérard le petit coq ! Dédé s'assoit, s'élance avec toute la vigueur, toute la fougue d'un gagnant. Il descend à une vitesse prodigieuse, il accélère encore, il va pulvériser tous nos records... Il ne vire pas à gauche, il n'a pas le temps de freiner avec ses talons, il continue à descendre en ligne droite, et va se planter dans le fil de fer barbelé qui l'arrête. Quand je dis qu'il va se planter dans le fil de fer barbelé, c'est le terme exact ; son avant-bras droit reste accroché dans la ferraille rouillée. Il s'est réellement fiché dans la clôture. Il se redresse sans rien dire, courageux. Nous accourons. Sa manche de chemise est déchirée. Il dit " Maman va râler, j'ai encore du raccommodage pour elle ". Il " rigole ", mais il est un peu pâle. Je soulève cette manche en lambeaux. J'ai envie de vomir... Je vois de la viande et de la graisse, exactement comme la superbe entrecôte que Papa sait si bien saisir... Dédé regarde et devient blême. Il n'a pas plus mal que tout à l'heure mais il a vu cette plaie béante sur plusieurs centimètres. C'est impressionnant.

Gérard qui veut devenir vétérinaire réagit immédiatement " Filons au dispensaire " dit-il. Nous " filons ". Gérard et moi nous encadrons notre petit Dédé blessé. Le dispensaire est loin, près de la gare. Nous allons lentement, et il nous faudra plus d'une demi-heure pour arriver. La religieuse arrache mon petit mouchoir de dentelle, servant de pansement provisoire, et le jette à la poubelle. Je n'ose pas le réclamer ; mais pendant qu'elle a le dos tourné, je le récupère. Elle donne les premiers soins, efficaces et nécessaires. Elle recommande d'aller voir notre médecin de famille et surtout de faire d'urgence une injection antitétanique. Dédé est courageux, il n'a rien dit pendant les soins, mais la piqûre, ça il n'est pas d'accord. Nous n'avons pas d'argent sur nous, mais la religieuse nous laisse partir avec un bon sourire.

Nous poursuivons alors notre route pour retrouver Maman à son bureau. En nous voyant arriver, elle pressent un malheur et se précipite sur nous. Elle téléphone au Médecin pour qu'il passe d'urgence à la maison. Elle demande l'autorisation de s'absenter. Et nous repartons tous les quatre.

Chemin faisant, nous racontons à Maman ce qui s'est passé. Bien sûr on ne lui dit pas qu'on lui chipe régulièrement la cire qui fait si bien briller le parquet... ou bien encore que le Papa de Gérard ne retrouve plus son gros marteau... Ce sont des détails sans importance... Et Maman s'énerve. Elle parle fort tout en remontant l'avenue. Je voudrais bien qu'elle ne nous fasse pas remarquer. Maman a un caractère vif et emporté. Quand elle est mécontente, tu ne l'arrêtes plus.

Mais je vous livre la meilleure : Si Maman est si fâchée, si elle crie si fort dans la rue, ce n'est pas parce que nous avons fait une bêtise. C'est parce que ces Instituteurs sont carrément des propres à rien qui font grève, et qui ne se rendent même pas compte que les Mères travaillent !!!

Des années plus tard, je suis devenue, pour ma plus grande joie, Institutrice dans une banlieue difficile. J'ai fait grève. Et j'ai trouvé juste de la faire, car je n'arrivais pas à m'occuper correctement de mes quarante- deux élèves, âgés de treize ans et qui lisaient difficilement. Nous voulions plus de personnel, des classes moins chargées, pour s'occuper le mieux possible des enfants... Mais Maman ne voulait toujours rien savoir... Je faisais désormais partie de ces bons à rien qui font grève, et qui ne se rendent même pas compte que les Mères travaillent...

Montpellier, le 24 Janvier 1995

Claudette Prévot
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