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             Pour ce 31 décembre, madame Hudson
    avait préparé un dîner à la hauteur
    des circonstances. Même si nous ne changions pas de siècle,
    comme Holmes s'était évertué à me
    l'expliquer, il n'en restait pas moins que d'ici quelques heures,
    nous allions passer au 1er janvier de l'an 1900, année
    non bissextile, en application du calendrier grégorien,
    comme me le précisa le cardinal Grassi. 
            Nous avions occupé la journée
              du mieux possible. Je m'étais absenté quelques
              instants pour une course rapide. Puis, je repris ma lecture abandonnée
              la veille, mais la délaissai rapidement pour relire mes
              notes concernant deux aventures récentes : celle de l'héritage
              musical et singulier reçu par une jeune fille, et celle,
              plus étrange, de l'automate qui refusait de gagner aux
              cartes. 
            Il était déjà dix
              heures du soir et Madame Hudson avait toutes les peines de monde
              à garder ses plats au chaud sans qu'ils en pâtissent
              lorsque Holmes fit irruption dans le salon, couvert de neige. 
            - Bonjour, messieurs. Belle journée,
              n'est-ce pas, bien qu'un peu neigeuse. Madame Hudson avait raison,
              une fois de plus. Je lui ai demandé de rajouter un couvert,
              nous attendons un invité. Excusez-moi de vous avoir fait
              attendre, quelques courses m'ont retardé. 
       
              - Des courses ? m'exclamai-je. 
   
              - Je me change et je suis à vous, dit-il avant de disparaître
              dans sa chambre. Ah, Watson ! Gardez votre arme à portée
              de main, on ne sait jamais ! 
       
              Je sortis mon arme, sous le regard inquiet du cardinal, et la
              posai à côté de mon assiette. Je songeai
              tristement que le crime rodait quelle que soit l'heure du jour
              ou de la nuit, et même à la veille d'une nouvelle
              année. Tout à coup, des pas précipités
              se firent entendre dans les escaliers. Je saisis mon arme, indiquant
              au cardinal, d'un geste de la main, de se dissimuler dans ma
              chambre, et ouvrit prestement la porte. Je me retrouvai face
              à un Lestrade tout rouge d'avoir tant couru. 
            - Bonjour Docteur. C'est ainsi que vous
              recevez vos invités ? Ces méthodes ne m'étonneraient
              guère venant de Holmes, mais de vous, Docteur
 
       
              - Ne persiflez pas Lestrade, et entrez, lança Holmes depuis
              sa chambre. 
       
              - Hum
 Quelle équipée pour arriver ici : pas
              un cab disponible ! Et ce mot de Monsieur Holmes : " Venez
              toutes affaires cessantes, ou demain ne sera plus demain ".
              Une blague de votre ami, Docteur ? 
       
              - Je ne crois pas Lestrade, bien que je n'aurais pas formulé
              le message ainsi, répondis-je. 
       
              - Excusez cette mise en scène, inspecteur, dit Holmes
              en sortant de sa chambre. L'affaire est néanmoins des
              plus sérieuses. Vous connaissez le cardinal Grassi ? 
       
              - Bien sûr. Bien que, officiellement, je ne l'aie jamais
              rencontré, ajouta Lestrade avec malice. 
       
              - Je suis heureux de vous revoir inspecteur, dit le cardinal. 
   
              - Passons à table maintenant, nous n'avons que trop fait
              patienter Madame Hudson, lança Holmes. 
       
              Bien que l'envie de savoir à quoi tout cela rimait me
              tenaillât, je m'installai à table avec les autres
              convives. Madame Hudson s'était surpassée et ses
              plats étaient incontestablement ceux d'un excellent cordon
              bleu . Holmes regardait fréquemment sa montre. Il anima
              la discussion, dissertant sur la curieuse nature de l'homme,
              et sa diversité toujours déconcertante pour celui
              qui n'a pas l'esprit ouvert. Nous le connaissions suffisamment
              les uns et les autres pour ne pas l'interrompre ou le questionner
              sur ces recherches de la journée. 
            - Ah, ah ! Bientôt minuit, dit
              Holmes alors que nous commencions le dessert. 
       
              - J'ai quelques cadeaux pour nos invités Holmes, dis-je.
              C'est un jour à célébrer, quoique vous en
              pensiez ! 
       
              Et je sortis un paquet pour le cardinal, que j'avais acheté
              cette après-midi, et un autre pour Holmes. Contrairement
              à toute attente, mon ami ne parut pas surpris. Lui m'étonna
              par contre : il me tendit également un paquet. J'étais
              gêné vis-à-vis de nos invités, et
              Holmes s'en aperçut. 
            - Je ne vous ai pas oublié :
              j'ai préparé, avec l'aide de mon ami Watson, un
              cadeau pour chacun d'entre vous, messieurs. 
       
              J'eus certainement l'air très surpris, mais personne ne
              sembla s'en apercevoir. 
            - Les voici qui arrivent : Watson, Lestrade,
              attention ! 
       
              Des pas pressés montaient les escaliers. Holmes se leva
              et nous invita d'un geste à le rejoindre près de
              la poste. A peine y étions-nous que celle-ci vola grande
              ouverte. Un homme se tenait dans l'embrasure. Il ressemblait
              à s'y méprendre à Edward Harrison, si ce
              n'étaient une balafre, qui lui couvrait le bas du visage,
              et ses yeux, qui étaient noirs et profonds, et où
              luisait une démence furieuse. Il tenait une arme à
              feu dans la main. Nous ne fûmes pas trop de trois pour
              le maîtriser tant sa vigueur, décuplée par
              la rage, était forte. 
            Lestrade lui passa les menottes et je
              lui administrai un tranquillisant qui l'endormit pratiquement
              instantanément. Holmes le fouilla consciencieusement. 
            - Je disais donc, voici votre cadeau
              Lestrade : Charles Harrison. Meurtres, vols, et folie furieuse,
              comme vous avez pu le constater. Une belle prise de fin d'année
              inspecteur. Et voici le vôtre, Monseigneur, ajouta Holmes
              en tendant un rouleau en métal. 
       
              Le cardinal se leva et tendit une main tremblante vers le rouleau.
              Il se saisit de l'objet, l'ouvrit délicatement et en sortit
              plusieurs feuillets de parchemin. Il acquiesça de la tête
              en regardant Holmes. 
            - Merci, Monsieur Holmes. L'Eglise vous
              en est infiniment reconnaissante. Je ne sais comment vous y êtes
              parvenu mais, une fois encore, vous n'avez pas usurpé
              votre renommée. 
       
              - Oui, comment y êtes-vous parvenu, Holmes, racontez-nous
              ! demandai-je. 
       
              - Fort bien. 
   
              Nous nous dirigeâmes auprès de la cheminée.
              Le cardinal Grassi et moi-même nous installâmes dans
              les fauteuils. Lestrade se saisit d'un chaise, et Holmes préféra
              rester debout, observant le feu. 
            - Charles Harrison avait laissé
              beaucoup d'indices, pour qui sait les lire. Voici un homme que
              tout le monde pense mort, qui a fait l'armée des Indes,
              fume un mélange de tabac indien de la région de
              Raipur, n'hésite pas à se faire passer pour son
              frère jumeau, et à lui faire endosser une agression,
              voire un meurtre s'il était parvenu à ses fins.
              Il était en Italie il y a moins de deux semaines. Tout
              cela suffisait, assurément, pour le retrouver. Je commençai
              par le bureau de l'armée des Indes : là, un colonel
              à la retraite pour lequel j'avais démêlé
              une affaire somme toute assez simple, me confirma les circonstances
              singulières de la mort de Harrison. Tout d'abord, celui-ci
              fut blessé au visage lors d'une rixe sur un marché.
              Gravement touché, il est resté plusieurs semaines
              entre la vie et la mort. C'est probablement de cette époque
              que date son déséquilibre. Il fût ensuite
              réaffecté au sein de son régiment. D'après
              les rapports militaires, Harrison, avec une faible troupe, tomba
              quelques temps plus tard dans une embuscade menée par
              des rebelles indiens. Il a tout d'abord été porté
              disparu. C'est l'un des survivants qui, de retour à Londres,
              a déclaré à la famille l'avoir vu mort.
              Mais en fait, le corps n'a jamais été retrouvé.
              Ou plus exactement, il a été retrouvé deux
              jours plus tard, atrocement mutilé. De fait, seuls ses
              effets personnels ont permis de l'identifier : sa montre, ses
              papiers
 Il est clair aujourd'hui que tout ceci n'était
              qu'un coup monté par Charles Harrison pour déserter
              et refaire sa vie. La suite des évènements demandera
              à être confirmée avec plus de détails.
              Mais je crains que Harrison n'ait été entraîné
              dans des pratiques aussi étranges que maléfiques,
              lors de son séjour chez ses nouveaux alliés indiens
              avec qui il avait ourdi cette mise en scène dangereuse
              et machiavélique, et qui lui permettait de disparaître.
              La secte de Nyàrlâchtu est extrêmement active
              dans la région de Raipur, où Charles Harrison était
              affecté. 
       
              Holmes prépara lentement une pipe, sortant délicatement
              son tabac de sa babouche. Il l'alluma, le regard fixe. Puis,
              il se retourna vers le cardinal Grassi. 
            - D'après un numéro du
              Times que j'ai retrouvé, un homme d'église, un
              certain Bassery, missionné par le Pape, a été
              enlevé à Bombay. C'était en 1898. Les auteurs
              de ce rapt étaient des fanatiques religieux, haïssant
              nos valeurs, et adorateurs d'un dieu hideux, Nyàrlâchtu.
              Lors de son enlèvement, Bassery s'est laissé influencer
              par les propos violents et les adorations de cette secte, comme
              Harrison quelques années plus tôt. Vous le confondrez
              sans erreur, Monseigneur, s'il porte un tatouage représentant
              sept tentacules entrelacés, comme celui-ci ! 
       
              Holmes souleva la manche de Harrison, toujours inconscient, et
              nous dévoila un tatouage hideux sur l'avant bras de l'ancien
              militaire. 
            - En fait, précisa Holmes avec
              un rictus, ma monographie sur les tatouages et leurs origines
              m'a permis de connaître ces faits pratiquement avant de
              les vérifier. Sans aucun doute Harisson a rencontré
              Bassery lors de son enlèvement. Je ne serais pas surpris
              d'apprendre que l'ancien lieutenant était l'instigateur
              de ce rapt. Nous voici donc en présence de deux hommes
              nouvellement convertis à une croyance exotique mais abominable.
              Là, c'est certainement l'homme d'église qui propose
              ce plan qui pouvait déstabiliser le Pape. Le vol est mis
              au point, consciencieusement, d'une manière pratiquement
              militaire, n'est-ce pas Watson ? Ils attendent la période
              propice, très proche de la date du concile. Harrison a
              dû faire surveiller son frère à Londres.
              Il profite de son passage à Rome, chance extraordinaire,
              pour accomplir son forfait sans se cacher, faisant ainsi accuser
              son jumeau s'il était reconnu. C'est vous, Monseigneur,
              qui serez le premier grain de sable dans leur rouage démoniaque
              : vous enquêtez rapidement et efficacement. Puis, en venant
              me voir, vous leur faîtes perdre toute notion de discrétion
              et d'organisation. Ils vous agressent en plein jour, juste devant
              ma fenêtre ! 
       
              - Ces hommes sont fous ! m'exclamai-je. Mais comment les avez-vous
              retrouvés ? 
       
              - Oui, Watson, ils sont fous. Nyàrlâchtu remercie
              ses adorateurs en leur apportant la folie. C'est une simple visite
              dans le monde des dieux selon eux. Les retrouver à Londres
              m'a occupé pratiquement toute la journée. J'ai
              traîné dans les pubs infâmes, les bouges du
              port, les maisons sans vitrine de l'East End où toutes
              sortes d'alcool et de drogue se vendent à l'abri des regards. 
       
              Holmes remonta sa propre manche et dévoila à nos
              regards stupéfaits le même tatouage que celui de
              Harrison. 
            - N'ayez crainte, il partira d'ici quelques
              jours. C'est ce signe qui m'a permis de remonter jusqu'à
              la secte, établie au cur de notre cité. Le
              dévoilant avec précautions, affirmant avoir un
              message urgent à transmettre, je finis par rencontrer,
              dans un bar bondé et enfumé, un homme que je connaissais
              déjà pour avoir rencontré son frère
              : Charles Harrison. Vous le constaterez tout à l'heure,
              Lestrade, l'homme est fou au dernier degré. Je lui ai
              dit que je retenais chez moi un cardinal, celui qu'il avait manqué
              de tuer. Je lui ai rappelé que son dieu n'aimait pas ceux
              qui échouent, et que je considérais qu'il était
              incapable de tenir son rôle au sein de la secte plus longtemps.
              Heureusement, je me suis baissé à temps pour ne
              pas recevoir en plein visage la bouteille dont il s'était
              saisie, mais pas assez discrètement. Par contre, mon voisin
              l'a reçue, lui. Il s'en est suivi une bagarre générale,
              à laquelle j'échappai rapidement, non sans quelques
              recours à mes connaissances du baritsu, je dois dire.
              Le reste est assez simple. Je laissai quelques mots à
              des indicateurs dans cette basse ville, assez pour orienter notre
              homme jusqu'à chez nous, mais trop peu pour qu'il nous
              surprenne avant la fin du réveillon, tout de même
              ! Son étonnement n'a dû avoir d'égale que
              sa fureur, lorsqu'il constata que l'homme qu'il recherchait n'était
              autre que le détective qu'il avait voulu tenir à
              l'écart de ses plans, en tentant de tuer le cardinal !
              Tenez Lestrade, voici l'adresse où ces fous se réunissent
              régulièrement. Cela signifiera certainement une
              promotion pour vous mon ami !  
       
              Lestrade prit le papier que Holmes lui tendait, tout en le regardant
              avec une mine étonnée. 
            - Holmes, un instant tout de même,
              dis-je. Harrison portait la bulle sur lui. Comment pouviez-vous
              en être certain ? 
       
              - C'est vous le médecin, Watson. Un homme au dernier degré
              de la folie, qui craint d'être découvert mais qui
              n'hésite pas à se jeter tête baissée
              dans un piège grossier, se séparerait-il de ce
              qui représente sa réussite ? 
       
              - Non, certainement pas, répondis-je après réflexion. 
   
              - A moins qu'il ne l'ai vendu à quelques opposants du
              Pape, ou rendu à Bassery puisque nous avons qu'il devait
              se rendre à Londres bientôt
 dit Holmes. Mais
              nous sommes intervenus avant cela, messieurs. 
       
              - Amen, soupira le cardinal Grassi.  |