| Malgré l'heure tardive,
          nous n'eûmes point de difficultés à prendre
          un fiacre, qui nous déposa rapidement devant le 221b.
          Mrs Hudson nous attendait, visiblement inquiète. 
          - Il y a du monde, là-haut, qui vous attend, Mr Holmes.
          C'est aussi du travail pour vous, Docteur. L'une des personnes
          semble blessée. 
          Nous grimpâmes prestement les quelques marches, et découvrîmes
          la présence de Herr Von Freiburg, et de Mr et Mrs Russell.
          Le chef d'orchestre était allongé sur le divan.
          Dès notre entrée, Mrs Russell s'approcha de nous.
          Elle avait perdu son air sévère et dominateur,
          au profit d'un visage de jeune fille inquiète et perdue. 
          - Ah, Mr Holmes, Docteur. Il est arrivé un grand malheur,
          dit-elle. 
          - Votre père est gravement blessé ? demanda Holmes. 
          - Il saigne beaucoup. A son âge, j'espère que cela
          sera sans gravité. Vous pouvez vous occuper de lui Docteur
          ? 
          - Bien entendu, dis-je, m'emparant de ma trousse. 
          Repoussant Mr Russell, j'auscultai le chef d'orchestre viennois.
          Heureusement, et bien qu'il ait saigné abondamment, la
          blessure était peu profonde, et je m'empressai de rassurer
          tout le monde. Après l'avoir dûment bandé,
          je lui administrai un sédatif, et il s'endormit rapidement.  | 
      
      
        | Peu après, Holmes,
          tirant sur sa pipe, était installé dans son fauteuil,
          et moi dans le mien. Mr et Mrs Russell, tous les deux très
          pâles, était assis l'un près de l'autre se
          tenant par la main. On n'aurait su dire lequel des deux réconfortait
          l'autre. 
          - Depuis combien de temps savez-vous que Herr Von Freiburg est
          votre père, Mrs Russell ? demanda Holmes d'une voix presque
          affectueuse. 
          - Je l'ai toujours su. Comment l'avez-vous deviné ? 
          - Je ne devine jamais. C'était la seule explication logique.
          Voilà un homme âgé qui rencontre une belle
          jeune femme en cachette de son mari. Il possède une maison
          où il la rencontre, il la reçoit dans sa chambre,
          et elle s'allonge sur son lit, mais repart. Il ne s'agissait
          donc pas d'une rencontre galante. D'un autre côté,
          comment est-il concevable qu'une femme accepte de s'allonger
          près d'un homme, si ce n'était un proche ? 
          - Vous avez été plus lucide que moi, dit Mr Russell
          d'une voix étouffée. 
          - Vous avez contre vous les sentiments très forts qui
          vous lient à votre femme, et vous aveuglent, jeune homme,
          rétorqua sèchement Holmes. Et maintenant, si vous
          nous racontiez toute l'histoire Mrs Violet Russell, née
          Strauss ? 
          Elle jeta un rapide coup d'il vers son époux, et
          se serra un peu plus contre lui, comme si l'heure avancée
          la rendait frileuse. 
          - Mon père était un ami de Johann Strauss. Avant
          cela, il avait commencé comme musicien, puis avait dirigé
          une petite troupe de musique. Il fut immédiatement conquis
          par la valse, et par la musique des Strauss. Pour lui, vivre
          dans l'ombre de la célèbre famille était
          un enchantement. Il se prit même à s'attacher à
          une cousine de Johann. Il s'amouracha de cette belle femme, mais
          qui était déjà mariée à un
          homme pédant et qui la négligeait. Je ne cherche
          pas d'excuses à mon père, Mr Holmes. Mais j'ai
          connu cet homme pendant des années, et je pense pouvoir
          en parler en conscience. Lorsque ma mère me mit au monde,
          elle voulut que mon vrai père devienne mon parrain. Mais
          son mari s'y opposa. Avait-il soupçonné quelque
          chose ? En tout cas, il n'en dit rien, mais il interdit à
          ma mère de le revoir. Ma mère était une
          femme pleine de ressources, et arrivait fréquemment aux
          buts qu'elle se fixait. Je ne sais s'ils se sont revus, mais
          elle s'arrangea tout de même pour qu'il soit mon maître
          de musique. Et c'était toujours avec beaucoup de bonheur
          que je passais des heures en présence de ce monsieur,
          si attentionné et si bon avec moi. Tout ce que je connais
          de la musique, je le lui dois. Même s'il ne m'a pas élevé,
          je me sentais beaucoup plus proche de lui que de mon père
          officiel. C'est Père qui me présenta Jack. Je dois
          vous avouer que j'ai demandé à mon père,
          mon vrai père, l'autorisation de l'épouser. Jack
          était si timide qu'il n'osait même pas m'en parler
          ! 
          - Vous êtes une femme qui sort de l'ordinaire Mrs Russell,
          dit Holmes. 
          - Vous savez, je me suis toujours débrouillé seule.
          Mon véritable père ne m'a pas appris que la musique.
          Il me prêtait des livres qui traitaient de tous les sujets
          : la musique, bien entendu, mais aussi des thèmes réservés
          d'ordinaire aux hommes. Je lus même certains ouvrages de
          Jules Verne ou du Docteur Watson. Je peux dire que c'est grâce
          à lui que je suis devenue la femme que je suis. Je n'ai
          appris ce qu'il était pour moi que le jour de notre mariage.
          C'était l'un de ses présents. Il dirigea le bal,
          après avoir laissé la famille Strauss montrer son
          talent, il va sans dire. Il dansa même avec ma mère.
          Ce fût pour moi un véritable moment de ravissement.
          Les deux êtres que je chérissais le plus au monde
          étaient dans les bras l'un de l'autre, et je tenais le
          troisième dans mes bras. Ce que je n'avais pas prévu,
          c'était que Jack chercha à m'éloigner de
          lui. Il tâchait d'être présent à chaque
          fois que je le voyais. Je crois qu'il était jaloux. Un
          jour, Jack parla de partir en Angleterre. Je me réfugiais
          chez Père. Il me consola, mais me fit comprendre qu'un
          père ne peut être toujours présent auprès
          de sa fille. Et que, maintenant, avec Jack, nous formions un
          couple. Ne vous méprenez pas Messieurs : j'aime mon époux.
          Mais j'aurais tant voulu qu'il sache que si j'avais tant de tendresse
          pour la personne qui nous avait présentés, c'était
          uniquement parce qu'il s'agissait de mon véritable père.
          Mais pour ne nuire à personne, nous ne lui dîmes
          rien. 
          - C'était nous nuire à nous-mêmes, Violet,
          intervint Jack Russell d'une voix douce. 
          - C'est vrai. Cependant, Père venait à Londres
          à chaque fois qu'il le pouvait. Nous le recevions à
          la maison, mais pour que nous puissions nous voir seuls, il avait
          acheté une maison. 
          - A Fleet Street, ajouta Holmes. 
          - Mr Holmes, comment savez-vous cela ? demanda la jeune femme. 
          - C'est mon métier madame. Mais continuez. Parlez-nous
          des partitions. 
          - Lorsque Père nous annonça qu'il serait présent
          pour nos douze ans de mariage, j'étais enchantée.
          Il nous annonça même qu'il nous inviterait à
          un concert exceptionnel, et qu'il dirigerait certaines uvres
          très particulières. Je ne savais pas que Père
          avait des partitions originales de mon oncle. Jack et moi ne
          l'apprîmes que lorsqu'il vint nous les apporter à
          l'école, pour les recopier. J'étais immensément
          heureuse. Des uvres originales, sous la direction de mon
          père, et pour notre anniversaire de mariage. Aucune fille
          ne peut nourrir de rêve plus merveilleux. J'imaginais sa
          direction en harmonie avec les notes que je déchiffrais,
          ce qui accentua mon impatience. Hier, j'ai revu Père,
          sur une envie subite. Comme nous n'avions pas prévu de
          nous voir, j'allais dans sa chambre d'hôtel. J'étais
          heureuse. Je me blottis dans ses bras, comme une petite fille. 
          - Mais c'est lui qui est revenu vous voir ce matin. 
          - Oui, très tôt. Je pensais que Père ne vous
          l'avait pas dit. Toujours est-il qu'il est arrivé sous
          la pluie, perturbé à l'extrême. Il me fallut
          le calmer avant de comprendre que les partitions lui avaient
          été volées. Les partitions et les copies
          qui étaient avec. Père était effondré.
          Il m'avoua qu'il comptait me donner l'ensemble des partitions
          de mon oncle. Une sorte d'héritage. Je lui suggérais
          de consulter la direction de l'hôtel, puis nous sommes
          convenus de nous revoir ce soir, chez lui. Je ne savais pas encore
          le drame que nous allions vivre. 
          - Devant ma femme, et en votre présence, je me dois de
          raconter mon aveuglement, interrompit Mr Russell. Je n'ai d'excuses
          que l'amour que je lui porte. Il fallait que je sois aveugle
          pour me méprendre sur ces rencontres qu'elle affectionnait
          tant. J'étais jaloux de mon beau-père, et je ne
          le savais même pas. Cet homme, avec qui j'avais partagé
          tant de moments forts de la vie viennoise, m'était devenu
          insupportable. Ou plutôt, le savoir avec Violet en mon
          absence m'obsédait. Je pris la résolution de quitter
          Vienne et de partir pour Londres, offrant à ma femme d'y
          organiser l'école de musique dont elle me parlait depuis
          si longtemps. Nous avons continué de voir Hans, mais plus
          autant qu'auparavant. Il venait à la maison de temps à
          autre, lorsque ses répétitions et ses concerts
          lui en laissaient l'opportunité. Il y a quelques jours,
          il est venu à l'école nous présenter des
          uvres à copier. Il nous raconta leur origine, et
          nous demanda le secret. Violet ne parlait plus que du concert
          auquel nous allions assister, de Hans et de ses partitions. Mes
          inquiétudes oubliées refirent surface. Hier, ma
          femme rentra tard dans la soirée, sans me dire d'où
          elle venait. Cet homme l'attirait à lui, encore, avec
          ses maudites partitions. Je décidais alors de m'en expliquer
          avec lui dès le lendemain. 
          - Comment êtes-vous donc entré dans sa chambre sans
          forcer la porte ? demanda Holmes avec un intérêt
          tout à fait professionnel. 
          - Ce ne fut pas bien difficile, Mr Holmes. Un concours de circonstances.
          Au moment où je me présentai à sa chambre,
          la porte était ouverte et j'aperçus Hans qui rangeait
          quelque chose dans l'armoire. Il était dos à la
          porte et ne m'entendit pas entrer. Mais je n'eus pas le courage
          de l'affronter. Je me cachai et le laissai partir. C'est alors
          que naquit en moi l'idée d'escamoter les partitions. C'était
          un coup terrible à porter au vieil homme. Je les trouvai
          immédiatement, mais je dus attendre son retour pour sortir.
          J'attendis qu'il se rende dans sa chambre pour filer par la porte.
          Qu'elle fût ma surprise de l'apercevoir à l'école
          peu après. M'avait-il aperçu dans sa chambre, ou
          bien au sortir de son hôtel ? Mais je n'en sus rien, car
          il repartit après avoir vu ma femme. Après votre
          visite, Messieurs, j'ai craint d'être découvert.
          J'allai voir Violet et lui proposai de rendre les partitions,
          si elle me promettait de ne plus jamais revoir cet homme. Nous
          eûmes une très violente dispute. Finalement, elle
          partit avec la sacoche. Je ne suis pas un homme à fouiller
          les affaires de sa femme. Mais je le fis pourtant. Je trouvai
          dans son secrétaire plusieurs correspondances que Hans
          avait adressées à ma femme. Il lui écrivait
          " ma petite fille adorée ", " je t'embrasse
          tendrement ", " souviens-toi les moments passés
          ensemble ", et d'autres phrases dont je me mépris
          sur le sens. Elles étaient adressées à l'école,
          où ma femme reçoit toujours le courrier. Mais sur
          l'une d'elle, était mentionné un lieu, " où
          nous pourrons nous revoir à l'abri des regards ".
          Je brûlai les lettres et bus plus que j'en n'ai l'habitude.
          En début de soirée, Violet n'était toujours
          pas rentrée. Je décidais de me rendre là
          où je pensais qu'elle retrouvait l'homme qui me la volait. 
          - Il est arrivé comme un fou, pauvre chéri. Père
          faisait mine de diriger un orchestre imaginaire avec sa baguette.
          Jack arracha les partitions que Père tenait à la
          main. Bientôt, les deux hommes que j'aimais se battirent
          devant mes yeux. Il y eut des heurts, un vase est tombé,
          et j'ai entendu un râle. Jack se releva, tenant toujours
          la sacoche, mais Père était blessé. Sa baguette
          était fichée dans son épaule gauche. Je
          m'élançais vers lui... 
          Le reste se perdit dans un sanglot. Jack raconta comment il avait
          entendu son épouse appeler Hans " Père ",
          et tout devint clair en un instant, comme si ce seul mot permettait
          instantanément à chaque élément de
          retrouver sa place. Tous les trois convinrent de se rendre à
          Baker Street. Il y avait là un médecin et un détective
          conseil, dont les conseils, justement, ne seraient pas de trop.
            |