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Dominique Prévot

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28 XII 2015

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Premiers souvenirs : avoir quatre ans en 1938
ou
Le conte de la Marguerite

Printemps 1938. Fière, sûre de moi, je redresse mes trois ans et demi et je passe sans problème sous la table de cuisine. Et ne dites jamais que je suis trop petite pour mon âge !

N'est-ce pas merveilleux ? Je vais avoir quatre ans. Cette année, nous partirons en vacances à la campagne chez les Parents de Maman. Et juste après, j'aurai quatre ans. Je me prends au moins pour le centre du monde et ce n'est pas mon gros poupon de petit frère qui me contredira. C'est un bébé puisqu'il n'a pas deux ans ! Nous habitons un bel appartement dans la région parisienne, à Pavillons-sous-Bois. C'est une ville superbe, avec de larges trottoirs, des rues pavées qu'on appelle ici des allées. J'aime beaucoup le dessin fait sur la route par les pavés carrés : on croirait des ronds pas finis mais Maman prétend que ce sont des "arcs de cercle". Les carrés et les ronds, je les connais par cœur. Je ne veux pas dire "arqueues de cercleue" parce que cela ressemble trop au bruit que je fais quand j'ai avalé une grosse plaque de chocolat à croquer Meunier et que mon estomac n'est pas d'accord.

Chaque après-midi Maman sort le grand landau, y assoit mon petit frère André, dit Dédé, et nous nous promenons tranquillement le long des allées ombragées de vastes platanes. Je marche gravement, exactement comme Maman le fait, perchée sur de hauts talons. Pendant ces longues promenades j'apprends à sauter à la corde, mais les manches en bois peint me semblent trop longs et trop lourds. C'est difficile et je n'arrive pas à faire plus de deux tours. Mes pieds s'emmêlent dans la corde et je m'affale en pleurnichant.

Souvent nous contournons la grande église Saint-Augustin ; je l'aime bien avec ses briques rouges et ses vitraux de couleurs vives. Mais elle est loin de chez nous et Maman dit : "Il me semble que tu traînes un peu la patte, rentrons."

Elle me soulève et me dépose dans le landau. Dédé et moi sommes assis face à face. Au milieu du landau il y a un grand creux pour mettre les jambes, c'est pratique. De temps en temps j'ai bien envie de donner des coups de pied à ce sale voleur de Parents assis en face de moi ; mais je me retiens parce qu'un jour j'ai fait ça et que j'ai dû faire le trajet retour à pieds. Maman descend le landau sur la route et se met à courir de toutes ses forces. Le landau tremble et vibre sur ses énormes ressorts. Maman s'arrête quelques instants, essoufflée. Nous crions "Encore !" Et elle repart de plus belle, encouragée par nos fous rires.

Quatre heures ! Nous voici de retour. Dédé s'agrippe au cou de Maman. Nous voilà partis vers le premier étage. Dédé est lourd et Maman fait une pause sur le palier. Tandis qu'elle change son fiston trempé jusqu'au cou, je me lave les mains pour le goûter. Et je me dis que s'il n'avalait pas tous ces énormes biberons de lait frais, il ferait peut-être un peu moins pipi. Dédé avale goulûment un biberon de lait tiède, plein à ras bords. Je regarde mon petit frère avec étonnement. Je déteste le lait et je me régale avec une minuscule tartine de beurre sur laquelle Maman a râpé du chocolat.

Notre quartier vit comme au début du siècle. Chaque matin à six heures, par tous les temps, nous sommes réveillés par la carriole du laitier. J'ai un secret avec Papa. Il me réveille en douceur et je me précipite, pieds nus et en chemise de nuit, vers la fenêtre de la salle à manger. La carriole est là, au milieu de la rue, juste devant notre porte. Le fermier crie :

"V'là l'bon lait frais ! Tout frais trait ! V'là les p'tits fromages blancs !" Toutes les portes s'ouvrent. En général, ce sont les hommes qui sortent à pareille heure, sauf, bien entendu, certaines femmes qui n'ont pas de mari.

Le fermier est curieusement habillé. Ses bottes en caoutchouc noir brillent sous la lumière du réverbère. Une large ceinture de flanelle retient son pantalon. Il ne porte jamais de bretelles mais il a un gilet de cuir fauve et surtout un chapeau de feutre noir un peu cabossé. Il est très gentil : dès qu'il m'aperçoit, il m'adresse un grand bonjour de la main. En hiver la capote est rabattue et cache l'avant de la voiture. Le cheval est couvert et deux lanternes s'efforcent d'éclairer la route. Papa assure que la voiture à cheval est rigoureusement propre, les bidons de lait impeccables, les mesures à grande queue et les petits moules en forme de cœur aussi. Pourtant j'en doute. Un jour de grande promenade, j'ai aperçu le gros tas de fumier au milieu de la cour de la ferme. Une odeur écœurante et un liquide brunâtre s'en dégageaient. Quelle propreté peut-il sortir de là ?

Le nez collé sur la vitre, j'observe le fermier. Il plonge la mesure d'un litre dans le gros bidon et commence à remplir les boîtes à lait métalliques que lui présente Papa. Il referme avec soin le gros bidon dont le couvercle pend au bout d'une chaîne. Ensuite Papa tend une jatte en verre et le fermier, retournant trois moules en forme de cœur, verse le fromage blanc. Il prend une grande louche de crème fraîche et la répartit sur les fromages. Papa remonte avec les deux boîtes à lait d'une main et de l'autre la jatte contenant les petits cœurs. Je l'entends monter et j'ouvre. Je glisse un doigt sur la crème fraîche, délicieuse mais glacée. Un gros bisou à Papa et hop ! Sous les draps pour me réchauffer car le feu s'éteint toujours durant la nuit. Maman viendra me réveiller vers les neuf heures, trouvant que je dors beaucoup.

Il paraît qu'une seule fois le fermier n'est pas passé : ce jour-là la route ressemblait à une patinoire. Maman est partie dans le milieu de l'après-midi, nous laissant à la garde de la voisine du dessous. En rasant les murs, en se tenant aux grilles, elle a fini par arriver chez Maggi, une boutique qui vend des laitages. Le soir elle a raconté à Papa qu'une fois servie, elle a hésité à sortir de la boutique.

Maman fait beaucoup de bonnes choses avec le lait. J'aime le riz au lait avec le caramel qui est dessus, la crème anglaise et ses blancs en neige, le lait caillé qui devient un bon fromage à condition qu'il soit sucré. Ma préférence va quand même à la crème caramel que Maman prépare dans un grand plat en terre.

L'après-midi se termine. Nous jouons à quatre pattes sur le parquet de la salle à manger, tandis que Maman tricote ou fait du crochet. Le parquet, c'est mieux que le tapis pour faire glisser nos jouets. Malheureusement Madame Prost la voisine du dessous n'est pas du tout d'accord ; elle est très nerveuse et sensible au bruit. Elle assure à Maman, le plus sérieusement du monde, qu'elle entend tomber une épingle quand Maman fait de la couture ! Elle ne supporte pas la démarche un peu lourde et malhabile de Dédé. Elle épie et reconnaît à l'instant même le moindre jeu. Ainsi notre bel oiseau en métal coloré qui sautille au fur et à mesure que son ressort se détend, la crispe-t-elle. La toupie en fer multicolore qui ronronne de plus en plus fort quand on actionne sa poignée de haut en bas, l'irrite. Mais il est une chose qui la conduit au bord des larmes : c'est l'effondrement brutal du château de cubes en bois.

Madame Prost a un grand garçon, "calme et posé comme son père" assurent mes parents. Henri dit Riton, âgé d'une douzaine d'années, est gentil et joue avec Dédé sans se lasser. Quand il fait beau, il attrape le bébé et le fait sauter en l'air. L'allée cimentée est étroite. Mme Prost hurle :

"Riton tu vas empaler le p'tit dans cette maudite grille."

Mais Dédé et Riton rient aux éclats. Cette femme est bizarre et cela oblige Maman à l'être également. Aujourd'hui, je surveille la sortie de Mme Prost. Dès qu'elle part en courses avec son cabas, j'avertis Maman. Alors Maman "laisse tomber" l'O'Cédar qui fait briller le plancher et se précipite sur sa machine à coudre toujours prête. Je tourne la grosse roue noire à la main et le pédalier se met à osciller. C'est parti ! A vive allure elle nous confectionne des pyjamas en finette. Elle glisse le tissu sous le pied de biche, rabat une manette qui se trouve sur le côté droit et hop ! Ca coud tout seul !

"Maman ! Attention, la v'la !"

Alors Maman récupère son balai abandonné et achève le ménage. Maman a une autre solution. Quand la voisine se met à la machine à coudre, Maman en fait autant. Mais ce n'est pas toujours possible ! L'autre jour, Maman préparait un gâteau. Une main pleine de farine, elle saupoudrait le moule pour ne pas qu'il colle. Soudain, nous entendons la machine ennemie. Maman hésite un court instant, puis continue de verser la pâte dans le moule et enfourne. La levure ne peut attendre.

Le comble de la discorde est atteint quand Papa installe un superbe train mécanique. Ce train est en fer, je veux dire en métal peint. Il est mécanique car il faut remonter longuement un ressort, bien serrer les roues dans la main pour ne pas que le ressort se détende brusquement et poser délicatement la locomotive sur les rails. C'est un train complet avec sa locomotive, son tender, ses wagons de marchandises. Les rails comportent plusieurs aiguillages. Le tunnel est orné de fausse mousse et de rochers. Devant la gare, assis sur un banc, un couple attend le train. La fermière porte un panier d'osier et son mari un parapluie. Au bout du quai, le chef soulève une lanterne et tient un sifflet. Plus loin dans la courbe on a posé le village, les vaches, le gamin et son petit chien.

Madame Prost devient enragée, elle fait damner nos parents, écrit au propriétaire. Maman a beau lui expliquer qu'on ne peut pas coucher des enfants toute la journée, elle ne veut rien entendre. La rupture est consommée. Finalement, nous déménagerons pour Villemomble quelques mois plus tard, en Septembre 1939. Dommage un appartement si joli et si confortable !

Il m'en arrive des choses cette année ! Depuis quelques jours je demande à Maman de m'accompagner aux toilettes car j'ai une peur bleue d'une chose bizarre pendue au plafond. D'abord, il se dégage de cette chose une odeur épouvantable un peu comme celle des rats crevés près des bouches d'égout. En fait, c'est une peau de renard entière, de la tête à la queue. Papa adore Maman. Faire plaisir à sa Denise, il ne rêve que de cela ! Comment a-t-il eu cette bête ? Je n'en sais rien ! Toujours est-il qu'elle est bien étirée et bourrée de paille sèche. Dans quelques mois, Maman se promènera très fière, un renard roux tout entier sur ses épaules. Mais en attendant, je refuse d'aller aux toilettes !

Dans la salle à manger il y a un Godin. C'est un gros poêle à charbon qui avale des tonnes de " boulets ". Il est d'un beau vert foncé brillant avec, sur sa large porte ventrue, de petits carrés de mica qui laissent voir les flammes. Ce soir il fait froid. Je m'approche du feu, relève ma belle chemise de nuit à pois roses confectionnée par Maman, et présente mon postérieur à la douce chaleur. Un hurlement fait résonner l'appartement. Maman m'arrache de là. Ma peau reste collée sur le Godin. Maman m'installe à plat ventre sur le divan, file chercher la bouteille d'huile et un vieux drap et verse généreusement le liquide sur les dessins. Impossible de dormir de la nuit ! Et longtemps je porterais des carrés rose-clair sur ma peau mate.

Chaque jour Maman lave à la main. Elle se poste devant l'évier de la cuisine et savonne de petites choses fragiles, les pulls, les socquettes, les corsages etc. Deux fois par mois, elle prépare la grande lessive. Je l'aide à trier "le blanc". On pose par terre les taies d'oreillers, les torchons, les serviettes de table, les draps, les mouchoirs... Sur la cuisinière Maman installe une grande marmite : la lessiveuse. Elle y verse de l'eau, ajoute la Lessive La Croix qu'elle dissout à l'aide d'un grand bâton.

- C'est comme la sauce blanche il ne faut pas qu'il y ait de grumeaux, répète sans cesse Maman.

Au fond de la lessiveuse il y a une sorte de passoire dont l'arrondi est tourné vers le haut. Au centre de cette passoire on enfonce une cheminée terminée par une pomme d'arrosoir. On met le linge en rond dans la lessiveuse. On prend un morceau de Savon de Marseille. On le transforme en copeaux à l'aide d'une vieille râpe à gruyère. Maman referme le couvercle. Ca va bouillir ! L'eau qui est sous le linge monte dans la cheminée, passe dans la pomme d'arrosoir, asperge le linge d'eau savonneuse. L'eau redescend lentement à travers les épaisseurs du linge, retombe au fond et monte de nouveau. Le linge sale ressortira propre et brûlant.

Maman et moi nous faisons le ménage. J'ai un chiffon très doux et je frotte le buffet de salle à manger. Ce buffet est en deux parties. En bas il y a des portes sculptées : l'une est ornée d'une grappe de raisin, l'autre d'une gerbe de blé. Au-dessus une niche ; A chaque extrémité de la niche, deux lions, gueule ouverte te présentent leurs quatre canines à astiquer. Je ne touche pas à la partie du haut qui est vitrée. D'ailleurs, même pour les lions je grimpe sur un tabouret. Ce buffet, je l'adore. Plus je grandirai, plus je le détesterai. Un jour, lassée de ces gueules de lions, je décide que dans mon futur chez moi j'aurai des caisses à savon. J'en ai vu de très jolies recouvertes de coussins, enjuponnées de volants en cotonnade fleurie. Mon oncle Fernand, le frère de Papa, est monteur en minoterie. Il refait entièrement l'intérieur des moulins. C'est là qu'on fabrique la farine. Le moulin est électrique mais la charpente et les engrenages sont en bois. Tonton travaille magnifiquement le bois. Il a une superbe maison à La Ferté-sous-Jouarre, mais il n'y est jamais. Il va en déplacement, six mois ici, neuf mois ailleurs, cela dépend des moulins. Sa femme Hélène, dite Nénette, part avec lui. Ils emportent du linge, de la vaisselle... dans des caisses à savon qui une fois vidées deviennent de gentils guéridons ou des poufs confortables. Leur fils Jean, dit Nanou, a un coffre à jouets de même nature. Nous sommes allés à Bar- le Duc voir mon oncle et ma tante. Ils ont loué une maison rustique que tata Nénette a arrangé avec beaucoup de goût. Elle est couturière de son métier et a confectionné des doubles rideaux douillets. Pas de lions à épousseter, juste du tissu. Voilà une bonne idée de maison !

La famille, c'est très important. Il y a même des gens qui ne sont pas vraiment de notre famille mais qu'on aime tellement...

Ainsi, Mémère Julienne et Pépé Auguste Sakaël sont les grands-parents paternels de mes cousins. Bon j'explique : la sœur de Maman, Elisabeth, a épousé Pierre Sakaël. Ils habitent Reims mais ne viennent jamais dans la région parisienne sans passer au moins une nuit à la maison. Nous sommes heureux de les voir, ils sont si gentils. J'ai deux vraies grand'mères, un vrai grand-père, une arrière grand'mère. Dans ma vraie famille, ils sont tous petits et menus. Mémère Julienne et Pépé Auguste sont grands et forts en véritables Vosgiens et Alsaciens qu'ils sont. Auguste porte toujours un gilet sous la veste. Il en sort machinalement une montre à gousset qu'il n'ouvre jamais. Julienne porte toujours des robes légères et fleuries car elle n'a jamais froid. Pépé Auguste a une étrange particularité. Pendant la guerre de 1914-18 il a reçu une balle dans la nuque... et elle est toujours là. De temps à autre elle se déplace et cela le gêne un peu. Il dit que c'est pour cela qu'il ne peut pas danser le charleston. Mais il valse admirablement malgré sa carrure. Mémère Julienne dit en souriant que la balle est un bon prétexte pour cacher un excès de poids. Elle ajoute en s'approchant de l'oreille de Maman que même un moteur d'aéroplane n'arriverait pas à le faire décoller du sol. Je m'étouffe de rire m'imaginant Pépé Auguste, bras écartés, faisant un petit vol plané au-dessus de la maison.

Dès leur arrivée, après un rapide bisou, je me précipite sur le sac de Mémé au grand scandale de Maman. Mais puisqu'il y a toujours un petit cadeau, pourquoi ne pas savoir tout de suite ! Le cadeau, rapidement débarrassé de son gros nœud doré et de son papier fleuri, apparaît. Aujourd'hui, entre autres, il y a un moulin à vent en Celluloïd multicolore. Tu tiens le manche en bois, tu souffles de toutes tes forces sur les ailes et le moulin tourne tellement vite que tu ne vois plus qu'un arc-en-ciel de couleurs. C'est magnifique ! Je saute sur les genoux de Mémé, et là, c'est un ravissement. Mémé est toute dodue, ses jambes sont plus moelleuses que les coussins de la salle à manger, ses "lolos" où je niche ma tête, plus doux que mon oreiller de plumes ! Et le câlin dure longtemps. Mémé prétend que mes cousines ne sont pas très affectueuses, et ne répondent pas à ses baisers. Avec moi, elle est servie.

Nous sommes Dimanche. Mémé s'est occupée de moi. J'ai une robe neuve avec un gros nœud dans le dos, des socquettes blanches, ajourées, des souliers vernis et bien sûr un énorme chou de ruban sur le dessus du crâne retenu sur la nuque par un élastique. Mes cheveux ne sont pas assez abondants et aucune barrette ne tient, elle glisse au bout de la mèche.

Ma famille est catholique. On va donc à la messe... Enfin pas tous les dimanches. Certains dimanches où Papa travaille à la S.N.C.F. Maman met tellement de temps pour nous préparer qu'on arrive pour l' "ite misa est" c'est vous dire qu'on fait le grand signe de croix de la fin et qu'on ressort papoter avec les connaissances de Maman. Les dimanches où Papa est là, il est dispensé de messe et garde Dédé ; alors, Maman et moi, on arrive presque au début.

Donc, nous voici endimanchés, nous hâtant vers l'église Saint-Augustin. Dans l'église on n'a pas le droit de rester en famille. Je ne sais pas pourquoi les hommes sont d'un côté, les femmes de l'autre, c'est bizarre. Les chaises empaillées à l'ancienne ont une particularité : elles ont deux hauteurs de cannage. Le premier cannage se trouve à la hauteur d'un siège normal. Au moment de l'Elévation, tu retournes ta chaise, je veux dire que tu la mets devant toi, tu soulèves le siège et tu peux te mettre à genoux sur un prie - dieu. Là, tu dois baisser la tête et ne pas regarder du tout ce qui se passe à l'autel. Quand l'enfant de chœur agite sa clochette tu peux relever la tête. Mémé Julienne me fait donc asseoir à côté d'elle. Promptement je me remets debout. Elle fait un geste de la main m'invitant à prendre place. Trente secondes assise, puis me voilà de nouveau debout. Cette fois elle fronce les sourcils. Plus elle insiste, plus je fais non de la tête. L'imposante Mémé ne vient pas à bouts de cette récalcitrante et minuscule Claudette. Cette petite si docile ! Mémé se plie en deux et murmure à mon oreille :

- Qu'est-ce qui t'arrive ?

- Mais, Mémé, la paille ça pique, je ne peux pas m'asseoir, je n'ai pas de culotte !

Dans sa hâte de me faire belle, Julienne avait oublié la petite culotte ! Cette histoire fit le tour de la famille et on se la racontait encore des années plus tard.

Puis vient l'automne et je me mets à courir après les feuilles mortes que le vent fait tourbillonner. J'aime me précipiter vers les feuilles qui s'envolent. Elles volettent, montent et redescendent. Au moment où elles passent à ma portée, je les saisis avec énergie. J'attrape du rouge, du jaune, du vert et du marron, mes couleurs préférées. Ces feuilles sont plus belles, plus brillantes et plus lumineuses que celles qui traînent sur les trottoirs. Elles deviennent vite boueuses, ternes, écrasées par les pieds des passants qui se hâtent et ne les regardent même pas ! Je collecte autant de feuilles de platanes et de marronniers que je peux en porter. Parfois je tire sur les branches qui dépassent des grillages et je récolte des feuilles de troène ou de vigne-vierge. Maman fait un tri terrible et jette presque tout. Puis elle aplatit celles qu'elle juge dignes d'être conservées. Elle sort de vieux "Echo de la mode". Comme cette revue n'est pas assez large pour mes feuilles, elle l'ouvre. Et hop ! Un "Petit écho de la mode" sous les feuilles, et hop ! Un autre par-dessus, et hop ! Le gros dictionnaire rose sur le tout. Il ne reste plus qu'à attendre que ça sèche. Bien sûr, j'en cache quelques-unes, mais le résultat n'est pas merveilleux. Je les ressors, mes mains ne ramènent plus que de vagues morceaux secs et effrités. Cela me rend triste.

Maintenant il fait froid. Je colle mon nez à la fenêtre et ne vois que de vilains troncs gris, tout nus avec des branches bêtes qui tendent les bras vers le ciel. Que c'est " moche !" Pour me distraire Maman m'apprend à tricoter. J'aime bien. Avec des aiguilles du "3" ni trop grosses ni trop fines, je fais des rangs de mailles à l'endroit, des mailles à l'envers et du point de riz. Je ne sais pas encore fermer les mailles pour terminer mon tricot mais comme dit Maman, ça viendra !

Je suis une fille et je m'appelle Claude. Mes Parents ayant décidé qu'ils auraient un garçon, ont bien été embarrassé à ma naissance : Ils n'avaient à leur disposition que des prénoms de garçons. Très rapidement Claude devient Claudette. A la naissance d'André, dit Dédé, je deviens Dédette. Vous ne trouvez pas ça gentil, Dédé et Dédette, les enfants de Jean et Denise ? J'apprends donc à écrire "Dédette" sur une belle page où Maman a tracé des lignes car au Nouvel An il faudra signer l'incroyable quantité de cartes de vœux expédiée à l'ensemble de nos connaissances. Je ne sais pas lire mais je tourne les pages du Nouveau Petit Larousse illustré. Il est rose de tous les côtés. Sur la couverture cartonnée de ce gros livre on voit une femme, une fée aux cheveux longs qui souffle sur une fleur de pissenlit. Elle porte une couronne de laurier. Derrière elle des nuages rouges et blancs courent vite. Elle n'est pas habillée. Ce livre est très beau. Mais à mon avis je ne peux pas lui faire confiance. Voilà, l'autre jour j'avais vu des drapeaux. Drapeaux, ça commence comme Dédette par un D. Et je tourne les A. J'arrive aux D, je cherche sur toutes les pages commençant par D. Je ne retrouve pas mes drapeaux. Je m'énerve et je hurle : "Maman, mes drapeaux ont disparu ". Maman s'approche et lentement va jusqu'au P de Papa. Regarde, dit Maman, j'ai retrouvé tes drapeaux, ils sont à Pavillons. C'est bien ce que je dis, ce n'est pas un livre sérieux.

Le froid, la pluie, la neige, le verglas prennent place et viennent à tour de rôle pour nous empêcher de sortir. Le seul jour où j'ai voulu jouer dans la cour sous un faible rayon de soleil, j'ai attrapé un bon coup de froid. Je me suis mise à tousser. Maman m'a allongée sur le ventre, a sorti de la pharmacie des petits pots en verre. Ils ressemblent à des pots de confiture, modèle réduit, mais plus ronds et plus dodus, cela s'appelle des ventouses. J'ai une peur épouvantable. Une fois, la porte de chambre de mes Parents était entrebâillée. J'ai aperçu Papa le dos couvert de lignes de ventouses. Il a dit : "Attention, Denise, c'est chaud." Alors, j'ai peur. Maman met un bout de coton dans la ventouse y porte l'allumette pour faire flamber le coton et vivement retourne la ventouse sur mon dos. Je n'ai presque rien senti. Bon je suis bien soignée.

Une chose horrible m'est arrivée vers la fin de l'hiver. J'avais mal aux oreilles, à la gorge, je mouchais, je toussais bref je manquais nettement de dynamisme. "Y'a qu'une chose à faire, dit Maman, le cataplasme." Elle trempe un rectangle ni vert ni marron dans une cuvette et l'applique sur mon dos puis disparaît dans la cuisine pour éplucher la purée. Je pleure doucement puis de plus en plus fort. Maman accourt, retire précipitamment le cataplasme mais il est trop tard, mon dos est bien brûlé. Voilà, cela s'appelle se soigner ! Et bien quand j'serais grande, j'me soignerais pas !

Enfin nous préparons Noël. Le sapin est splendide et occupe complètement l'angle entre la fenêtre et le buffet de la salle à manger. J'aide Maman à le décorer. D'abord on déballe les boîtes qui dorment toute l'année au-dessus de l'armoire. Première chose à faire : suspendre à l'aide de crochets métalliques les petits personnages en bois peint. Le Père Noël sur son traîneau me plaît beaucoup ; alors je veux l'accrocher mais Maman décide de le mettre en dernier pour qu'on le voit mieux. Je ne suis pas d'accord. Ensuite j'étale côte à côte des pinces en fer surmontées de petites dents. J'enfile une vraie bougie entre les dents, je resserre pour maintenir la bougie bien droite. Enfin on étire les guirlandes dorées. Ah ! J'oubliais, les boules multicolores, si belles et si fragiles qui cassent dès qu'on y touche. Il reste à entourer le pied du sapin de "papier rocher". Sur le buffet trône une crèche minable ; elle est laide et les personnages sont délavés. Franchement, il faudrait bien en acheter une autre.

Aujourd'hui je fais semblant d'être sage car ce soir je dépose mes chaussons au pied du sapin. J'épluche péniblement deux carottes pour les rennes du Père Noël. Je pose un grand verre de lait et une barre de chocolat bien en évidence sur la table. Je pars me coucher mais il est difficile de s'endormir un pareil soir.

Une aube blanche pénètre à peine par les fentes ovales de mes volets. Je me lève et cherche à tâtons le bouton électrique. Il brille très légèrement parce qu'il est rond et bombé ; de plus il est en cuivre et chaque semaine Maman l'astique au Miror. Je bute dans mes chaussons et trouve enfin le bouton. Je me précipite dans la salle à manger et je hurle à réveiller tout le quartier : " Le Père Noël est passé ! Le Père Noël est passé !"

Au pied du sapin nos quatre paires de chaussons ont totalement disparues sous une avalanche de cadeaux. Je ne me souviens pas des autres Noëls, mais cette année il est pratiquement impossible de rentrer dans la salle à manger. En biais, une voiture rouge à pédales m'attend. Je saute dedans. Hélas ! Mes pieds n'atteignent pas les pédales. Je bondis furieuse à l'extérieur et me cogne dans le capot en fer. Je suis incroyablement déçue. Plus loin, près du buffet, un chariot alsacien avec des volants et des nœuds, un couvre-pieds fleuri, des draps brodés contient un baigneur en Celluloïd. Un chariot alsacien c'est une sorte de lit à roulettes en osier ; en fait, cela ressemble d'avantage à un landau à cause de la capote. Un baigneur, c'est un gros poupon, de la taille d'un vrai bébé. Ses cheveux châtain-clair, courts et ondulés sont peints. Il a des yeux bleus, très bêtes. Ses bras et ses jambes sont mobiles. Heureusement pour lui, il est habillé d'une barboteuse, d'une veste et d'un bonnet en laine tricotée car j'ai la ferme intention de ne pas m'occuper de lui. On croirait que le Père Noël m'a apporté un deuxième petit frère ! Je déteste ces jeux de fille idiots. C'est pourquoi dix-sept ans plus tard ma petite sœur pourra jouer avec ce baigneur presque neuf. Les élastiques des bras et des jambes étant réduits en poudre, Maman les a simplement changés.

Et la dînette, quelle stupidité ! J'aime suivre Maman dans la cuisine et l'aider "pour de vrai". Le seul objet qui m'intéresse dans ma dînette, c'est "le gaz" en fonte à deux trous. Je m'en sers comme de jumelles pour regarder dehors. Parfois, il devient marque-page dans les grands albums de contes de fées. Mon petit frère a aussi beaucoup de nouveaux jouets. Je me demande bien où on va les mettre. Quand Dédé est dans son parc, il trébuche sur des tas de joujoux encombrants. Papa essaie une belle chemise bleu-ciel et une cravate unie bleu-foncé. Il s'exclame : "Juste à ma taille, décidément le Père Noël sait tout." Maman admire un corsage à manches longues et des bas de soie. Elle est enchantée. Dans nos chaussons il y a des crottes en chocolat et des mandarines. Deux mandarines chacun, c'est merveilleux. Elles sont emballées dans du papier aluminium. Dire qu'il faudra attendre l'année prochaine pour en manger deux autres.

Ayant enfin achevé le tour des cadeaux, je constate que le Père Noël a bu son verre de lait et a mangé le chocolat. Les rennes ont à peine grignoté les carottes. Cela m'indigne mais Papa m'explique que tous les enfants préparent des carottes. Il ajoute, sûr de lui :

" Cette année nous devions être en fin de tournée, alors les pauvres rennes n'avaient plus faim en arrivant à la maison."

Cela me rassure, je croyais que mes carottes étaient trop dures.

Pas de fête de Noël sans les grands-parents et un repas interminable. La nourriture ne m'intéresse pas du tout. Je "pignoche" un peu de purée avec un puits au milieu et beaucoup de sauce de dinde. Je mâche pendant une heure les petits bouts de viande cachés dans la purée. Quelle corvée de manger ! Et cette écœurante bûche de Noël, grasse, pleine de beurre, quelle horreur !

Plus tard dans l'après-midi, je me régale de... l'odeur du papier glacé de mes nouveaux livres d'images. Je les caresse, je les respire, bref je suis enfin heureuse. Quand je serai grande, je serai libraire.

Mars 1939. J'ai quatre ans et demi et je m'ennuie à la maison. Mes Parents décident qu'il est temps pour moi de retourner à l'école maternelle. L'an passé à la même époque, j'avais fait un premier essai, juste l'après-midi. Dès mon arrivée, la femme de service me couchait et je faisais la sieste jusqu'à l'heure du goûter. Tout de suite après, c'était "l'heure des Mamans". Aucune activité, alors que je faisais tant de choses avec Maman. Maintenant je suis inscrite pour la journée. Dès la première heure, j'adore la Maîtresse. Elle est si belle, si douce, elle sent si bon l'eau de Cologne. Je la voudrais bien pour moi toute seule. Hélas ! Nous sommes vingt garçons et filles à vouloir lui donner la main quand nous nous promenons dans la cour de récréation. Heureusement il y a une foule de jeux ; mais cela ne va pas très bien car nous nous précipitons tous en même temps sur le même jeu. J'apprends à me battre, à me défendre mais vue ma frêle constitution je me retrouve souvent le nez dans le bac à sable ou les fesses par terre. Alors la Maîtresse accourt et me console. Je n'avais pas pensé à ça, mais un genou écorché me permet d'être dorlotée. En classe nous faisons de la peinture, de la pâte à modeler, j'adore cela. A la maison, je ne fais que des choses propres. Avec du papier et des ciseaux, je fais des découpages, des guirlandes de bonhommes qui se donnent la main, des napperons ajourés. J'ai des crayons de couleurs et une grande quantité d'albums à colorier que je ne termine jamais. A l'école c'est la joie ! Je peins avec un doigt trempé dans le pot de peinture. A plat ventre sur le sol nous peignons de grandes fresques. J'ai un tablier spécial pour la peinture que Maman a confectionné dans un de ses anciens tabliers de cuisine. C'est bien enveloppant mais les manches ne sont pas protégées et les manches, c'est ce qui frotte le plus sur la couleur humide... Nous plantons des haricots sur du coton, nous chantons, nous faisons des rondes. Nous faisons une chose formidable, cela s'appelle de la gymnastique. C'est un mot bizarre et je ne le dis pas parfaitement. Pour la gymnastique, nous sommes en rond et parfois les uns derrière les autres. Nous mettons notre nez sur nos genoux et les mains sur les pieds, c'est très amusant. Le matin, nous faisons du "vocabulaire". Nous nous asseyons par terre devant le bureau de la Maîtresse. Elle nous raconte une histoire ; ensuite nous devons répondre aux questions qu'elle nous pose ; nous voulons tous parler et ça fait un tel bruit qu'on n'entend même pas les choses intéressantes que j'ai à dire. D'abord cette histoire je la connaissais déjà. Maintenant j'écris Claudette sur tous mes dessins. Il n'y a pas classe tous les jours. J'ai un jour de repos, comme Papa. Pour moi, c'est le jeudi et Papa n'importe quand, vu qu'il travaille à la S.N.C.F.

Je suis heureuse : Quand je serai grande, je serai Maîtresse d'Ecole.

14 Juillet 1939. Nous avons préparé une grande fête pour la fin de l'année scolaire, on dit La Distribution des Prix. Nous avons appris une pièce de théâtre et des chansons. Je suis habillé en garçon, avec une culotte à bretelles et une chemisette. C'est l'histoire d'un enfant sage qui mange bien sa soupe... Et qui grandit, qui grandit. Au début de la chanson je suis assise par terre. La Maîtresse fait semblant de me faire manger avec une énorme cuillère en carton. Au deuxième couplet je suis assise sur un petit banc et j'avale une autre cuillère. Je grandis et je monte sur le banc. A la fin, j'ai tellement bien mangé que je suis debout sur une table de classe. Les Parents nous applaudissent très fort. La Distribution des Prix commence par un long discours de Monsieur le Maire, puis Madame la Directrice remercie pour le matériel que l'école a reçu cette année et espère une aide aussi efficace pour l'an prochain. Les discours sont longs et nous nous agitons. Pas de goûter pour les remuants, dit la Maîtresse. Nous nous calmons. Monsieur le Maire s'assoit sur l'estrade avec d'autres personnes très importantes. Les Maîtresses montent sur l'estrade à tour de rôle et appellent leur classe. Nous montons sur l'estrade, sages et souriants, a dit la Maîtresse. Sage oui, souriante non, je suis bien trop paniquée. Un gros monsieur moustachu me tend un livre orné d'un énorme nœud. Il me dit plein de choses gentilles et me fait un gros baiser. Je lui fais à peine un bisou parce qu'il pique.

Ce Prix, je lui accorde une tendresse particulière. Si vous êtes ignare et que vous n'avez jamais lu "Le conte de la Marguerite", filez chez votre libraire, courez au rayon Père Castor, il est réédité.

La Marguerite a tellement aimé son petit mouton, qu'elle l'a cherché jusqu'au sommet de la montagne. Je suis décidée, quand je serai grande, j'aimerai tellement les enfants que je m'en occuperai toute ma vie.

Je serai Institutrice. Une vie merveilleuse m'attend...


Printemps 1938 - Automne 1939. Papa est gentil, attentif et se montre toujours disponible au grand désespoir de Maman qui estime qu'il me pourrit. Ils se chamaillent à cause de moi et Maman crie :

"Tu la gâtes de trop, on n'en fera rien de bon !"

Papa a un vélo géant. Un vélo dont les roues sont plus hautes que moi. Sur le cadre métallique, entre sa propre selle et le guidon, il a installé une deuxième selle en cuir noir et des cale-pied en bois. Il me soulève de terre, me dépose sur mon siège. Ses bras m'entourent et en avant pour une longue balade. Nous allons de plus en plus vite, j'agite la sonnette pour prévenir les passants que nous arrivons mais cela est inutile car Papa est prudent. Je suis folle de joie ! Vive Papa !

Ces merveilleuses promenades à bicyclette dureront jusqu'au début Septembre. Le Papa gentil, attentif, partira pour la guerre. Celui qui reviendra en 1945 sera un étranger, grognon, renfermé, violent parfois. La guerre m'a volé mon Père.

Montpellier, du 1er au 15 novembre 1995

Claudette Prévot
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